En République démocratique du Congo, rien n’est jamais totalement nouveau : tout revient, tout se répète, tout se réinvente sous une autre forme. L’interdiction du petit commerce aux étrangers, présentée aujourd’hui comme une mesure de souveraineté économique, ne tombe pas du ciel. Elle plonge ses racines dans une histoire longue, celle de la Zairianisation, lorsque le régime du président Mobutu, en 1973, décida de reprendre en main une économie jugée trop dépendante de l’étranger.
C’est dans cette période-là que naît la loi n°73-009 du 5 janvier 1973, pierre angulaire du dispositif juridique. Cette loi, consolidée par la modification de 1974, classait les activités commerciales en sept catégories : détail, gros, demi-gros, importation, exportation, transit et services réputés commerciaux , et réservait explicitement ces activités aux nationaux zaïrois. Le message du pouvoir était clair : restituer aux fils et filles du pays le contrôle du commerce intérieur, symbole de souveraineté.
Mais la Zairianisation, mal préparée, mal encadrée, minée par l’improvisation et la corruption, s’effondra d’elle-même. Peu à peu, des dérogations, des arrêtés, des tolérances administratives vinrent fissurer l’esprit originel de la loi de 1973. L’État laissait faire, ou plutôt : l’État multipliait les exceptions, puis s’endormait sur les exceptions.
Du principe à la dérogation : le moratoire qui a vidé la loi de sa substance
Les décennies suivantes virent se mettre en place une série de moratoires, adoptés par différents gouvernements, permettant aux étrangers d’exercer dans le petit commerce malgré la loi. Ces textes successifs, présentés comme temporaires, finirent par devenir permanents. Le principe de l’exclusivité congolaise fut dilué, puis oublié, puis contourné.
Jusqu’à ce que, le 16 septembre 2025, le vice-Premier ministre en charge de l’Économie, Daniel Mukoko Samba, annonce la fin définitive de ce moratoire. Dès novembre 2025, les étrangers ne seraient plus autorisés à exercer dans le petit commerce en RDC. Le gouvernement justifie sa décision par la nécessité de restaurer la force de la loi de 1973 et de protéger les commerçants congolais face à une concurrence étrangère jugée parfois déloyale.
La mesure s’accompagne d’une promesse : l’élaboration d’une nouvelle loi, moderne, claire, applicable, pour mettre fin à cinquante années d’ambiguïtés juridiques et d’interprétations contradictoires.
La contradiction congolaise : signer la ZLECAF et interdire le petit commerce aux étrangers
Mais une question demeure, implacable :
Comment un pays qui a signé et ratifié la ZLECAF l’accord continental sur la libre circulation des biens, des services et des personnes , peut-il interdire le petit commerce aux étrangers ?
La RDC a signé en 2018, approuvé en 2021 et déposé ses instruments de ratification en 2022. Elle a même accueilli la 16e réunion ministérielle de la ZLECAF en 2025. Sur le papier, la RDC est un pays pleinement engagé dans la dynamique continentale d’ouverture économique.
Pourtant, la décision d’interdire le petit commerce aux étrangers semble aller à rebours de cet engagement. Certes, la ZLECAF permet aux États de protéger certains secteurs sensibles. Mais le débat demeure entier : pouvons-nous prétendre construire l’intégration africaine tout en verrouillant les activités les plus accessibles aux populations du continent ?
La ZLECAF : un idéal panafricain… mais une menace sans garde-fous
C’est dans ce contexte que surgit la ZLECAF c’est la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine.
Sur le papier, l’idée est belle : libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux ; intégration africaine ; prospérité partagée.
Mais un principe économique reste universel : la libre circulation n’a de sens que lorsque les États sont égaux en puissance. Or l’Afrique est un continent d’inégalités structurelles.
Paul Kagame : artisan de la ZLECAF… et cheval de Troie pour la RDC
En 2018, lorsqu’il présidait l’Union africaine, Paul Kagame a joué un rôle décisif dans la finalisation de la ZLECAF. Il a présidé le sommet extraordinaire de Kigali où 44 pays ont signé l’accord, donnant naissance à ce marché continental présenté comme le nouveau souffle panafricain.
Mais aucun Congolais lucide ne peut analyser ce rôle sans tenir compte du passé. Paul Kagame n’est pas un simple promoteur de l’intégration économique : il a toujours porté une vision expansionniste sur la RDC, que les faits, les rapports internationaux et les décennies de déstabilisation rendent impossible à nier.
C’est pourquoi Sa Majesté, le prophète Joseph Mukungubila Mutombo, l’ surnommé “Goliath au corps chétif” : une puissance artificielle, construite sur les guerres par procuration, les soutiens étrangers et les ruses géopolitiques.
Et dans cette perspective, Kagame est pour moi un véritable cheval de Troie. Sous couvert de panafricanisme, il fait avancer des mécanismes qui, s’ils sont appliqués naïvement, ouvrent la RDC à une pénétration économique massive , exactement comme ses réseaux armés l’ont fait militairement depuis des décennies.
La ZLECAF peut être un outil noble pour un continent fort. Mais pour un pays affaibli, infiltré, trahi par certains de ses propres fils, elle peut devenir une porte d’entrée pour la recolonisation par le commerce.
La Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) : une autre contradiction régionale
Tout le malheur des Kongolais de l’Est de la RDC vient, selon moi, de l’article 217 de la Constitution, comme je l’avais écrit dans ma tribune du 10 janvier 2024. Beaucoup de Congolais m’avaient alors attaqué, estimant que je n’avais pas fait allusion aux dispositions de l’article 69 de la Constitution de 1967. Aujourd’hui, avec cette tribune, je veux qu’ils comprennent le danger réel. Les Congolais doivent cesser cette reproduction mécanique en répétant certaines choses comme des perroquets.
Mais cette logique se retrouve également dans les déclarations du président de la République, Félix Tshisekedi Tshilombo, concernant l’EAC.
À notre grand étonnement, nous avons été choqués de suivre le président Félix Tshisekedi dans un discours adressé aux membres de la Communauté d’Afrique de l’Est (East African Community en anglais), devenu viral sur les réseaux sociaux :
« Ça ne sert à rien de vous battre pour des morceaux de terre, alors que c’est l’East African Community qui deviendra notre pays en fait ! »
Comment concilier cette déclaration, qui semble privilégier une intégration régionale totale au sein de l’EAC, avec la décision du ministre de l’Économie, le Prof. Daniel Mukoko Samba, de restreindre le petit commerce aux seuls Congolais ?
Pour rappel, la Communauté d’Afrique de l’Est est une organisation intergouvernementale régionale qui favorise l’intégration économique et politique entre huit pays d’Afrique de l’Est : le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, la RDC, le Rwanda, la Somalie, le Soudan du Sud et la Tanzanie. Son objectif est d’approfondir la coopération dans divers domaines (économie, politique, social, culturel, sécurité).
Cette contradiction illustre parfaitement pourquoi j’ai toujours soutenu la modification du fameux article 217 : un pays ne peut prétendre à une intégration régionale et continentale tout en laissant des dispositions constitutionnelles qui limitent l’autonomie économique et la protection des Congolais.
La réalité crue : un État qui interdit, mais des agents qui désobéissent
La vraie question congolaise n’est pas juridique. Elle est profonde, structurelle, presque anthropologique : l’État congolais dit une chose, mais fait une autre.
Car sur le terrain, tout le monde le sait : on peut interdire le petit commerce aux étrangers, mais les premiers à contourner cette interdiction seront souvent les agents chargés de l’appliquer. Le matin, ils viennent sceller des boutiques. Le soir, ils reviennent discrètement pour les rouvrir contre quelques billets. Entre les deux, l’autorité de l’État s’évanouit.
C’est là le véritable drame : une loi forte dans un État faible. La force du texte s’écrase contre la porosité de l’administration. Le pays vit depuis longtemps dans la schizophrénie institutionnelle : les lois sont respectées dans les discours, violées dans les pratiques.
La RDC n’est pas seule : d’autres pays africains protègent aussi leur petit commerce
Il serait faux de croire que la RDC innove. D’autres nations africaines ont déjà réservé le petit commerce à leurs ressortissants :
• Tanzanie : interdiction stricte aux étrangers dans plusieurs secteurs de proximité.
• Gabon : liste officielle de “petits métiers” réservés aux nationaux.
• Ghana : le retail trade (commerce de détail) est exclusivement réservé aux Ghanéens, sans exception.
• Nigeria : plusieurs activités de détail et de services sont interdites aux étrangers.
• Côte d’Ivoire : certaines activités artisanales, de rue et de commerce de proximité sont légalement réservées aux Ivoiriens, dans le cadre d’une politique active de protection du secteur informel.
• Cameroun et Ouganda : restrictions ciblées sur les activités artisanales et de rue.
La souveraineté économique n’est donc pas une invention congolaise. Ce qui diffère, c’est la capacité de ces États à appliquer réellement la loi. Et c’est là que la RDC trébuche depuis cinquante ans.
Conclusion : la souveraineté ne se décrète pas, elle s’exerce
À l’origine, la Zairianisation voulait rendre le commerce aux nationaux. Cinquante ans plus tard, nous en sommes au même point. L’histoire tourne en rond, comme si le pays refusait de sortir de son propre cycle.
La fin du moratoire de 2025 est une décision importante, presque symbolique. Mais elle ne sera utile que si l’État descend réellement sur le terrain, non pour harceler, mais pour réguler ; non pour rançonner, mais pour protéger ; non pour annoncer, mais pour appliquer.
Parce qu’une nation ne se construit pas sur des textes : elle se construit sur l’autorité réelle, visible, cohérente et digne de son propre État.
Sans cela, même la meilleure loi restera lettre morte, comme celle de 1973. Et nous continuerons à vivre sous la loi non écrite de la RDC : celle où tout est interdit dans le texte, mais tout est autorisé dans la pratique.